Depuis 2023, l'intégration croissante de l'intelligence artificielle (IA) dans les moteurs de recherche, notamment avec les réponses génératives de Google, a profondément modifié l'écosystème du web. Autrefois principal vecteur d'audience, Google est aujourd'hui perçu par de nombreux éditeurs comme un "jardin clôturé" qui retient l'utilisateur, au détriment du trafic vers les sites externes. Cette transformation soulève des inquiétudes majeures quant à la viabilité économique des créateurs de contenu et à l'avenir du "web ouvert". Cet article explore l'ampleur de cette baisse de trafic SEO, les témoignages d'éditeurs "trahis", le discours de Google qui se veut rassurant mais manque de transparence, et enfin les stratégies que les médias mettent en place pour reconquérir leur audience directe et diversifier leurs revenus.
Un recul mondial du trafic SEO depuis 2023
Plusieurs indicateurs témoignent d'une baisse notable du trafic issu des moteurs de recherche depuis l'introduction des réponses génératives de Google via les AI Overviews.
Une baisse de trafic aux USA
Selon Similarweb et The Current, le trafic vers les 500 sites d'actualité les plus visités a chuté de 27% en moyenne sur un an (période allant de février 2024 à février 2025, soit 64 millions de visites en moins chaque mois. Sur la même période, les chatbots n'ont compensé que 5,5 millions de visites mensuelles, creusant un déficit net pour les éditeurs.
Toujours selon Similarweb, la part du trafic du New York Times provenant du référencement naturel est tombée à 36,5% en avril 2025, contre 44% trois ans plus tôt. D'autres grands médias américains subissent des baisses similaires, tels que CNBC, dont le trafic a chuté de 20,9% sur un an.
Une baisse de trafic au Royaume-Uni
Au Royaum-Uni, le tabloïd Mail Online a vu son audience chuter à 260 millions de visites mensuelles, en baisse de 19,5% sur un an en mars 2025. Sa dépendance au trafic Google amplifie cette baisse lorsque les réponses IA sont présentes.
De la même façon, The Guardian a enregistré un recul d'environ 3% de son trafic SEO sur un an début 2025.
Un basculement des sources de visites en France
En France, l'impact direct des AI Overviews s'y fait encore peu sentir en 2025, les résumés génératifs n'étant pas encore disponibles sur la page de résultats de Google. On observe néanmoins un basculement des sources de visites. En 2024, Google Discover (le flux d'actualités personnailsées de Google) est devenu la première source de clics vers la presse française, générant 653 millions de visites sur un total de 950 millions provenant de Google en août 2024. Autrement dit, le trafic issu du Search traditionnel s'est retrouvé largement surpassé par Discover, signe d'un changement des habitudes qui pourrait s'accentuer avec l'essor de l'IA.
Pertes de trafic et sentiment de "trahison" chez les éditeurs
Du blog de bricolage Charleston Crafted à de grands quotidiens nationaux, de nombreux éditeurs constatent une érosion brutale de leur audience en provenance de Google depuis l’introduction de l’IA. Morgan McBride, propriétaire de Charleston Crafted, a vu la fréquentation de son site s’effondrer de 70 % en un mois, entraînant une perte de 65 % de ses revenus publicitaires annuels (dizaines de milliers de dollars). “Nos contenus sont repris par l’IA de Google en haut des résultats, les internautes lisent le résumé sans jamais cliquer sur notre site”, déplore-t-elle en substance. Comme elle, beaucoup de propriétaires de sites estiment que les AI Overviews "leur volent" du trafic en diffusant leur information sans audience ni revenus en retour.
Cette frustration est largement partagée dans le secteur des médias. "On se sent trahis", résume un titre de Bloomberg. Un ancien cadre de Google aurait même confié anonymement que pour le géant américain, soutenir les éditeurs n'est qu'un effet colatéral : "Donner du trafic aux sites des publishers est en quelque sorte un mal nécessaire. L'objectif principal est de garder les utilisateurs dans l'univers de Google".
Ce cynisme perçu alimente la colère des éditeurs, qui rappellent que Google a bâti son moteur sur l’indexation du web ouvert et devrait en retour drainer du public vers ces sources, et non le retenir toujours plus longtemps sur ses pages. Des responsables de grands médias expriment aussi leurs inquiétudes ouvertement. Carly Steven, directrice SEO du Daily Mail, parle ainsi d’un impact "vraiment profond" et "choquant" sur les visites en provenance de Google. Devant le congrès WAN-IFRA en 2024, elle a révélé qu’en moyenne le Daily Mail perd plus de la moitié de ses clics organiques dès qu’un aperçu IA est affiché sur une requête où il était pourtant premier. "C’est très difficile de quantifier l’impact réel sur notre trafic, car Google ne nous donne pas les données nécessaires… on se bat à l’aveugle", a-t-elle expliqué, soulignant l’impuissance ressentie par les éditeurs face à ces changements.
Même dans la presse réputée, on s’alarme de la tendance. The Atlantic ou le Washington Post ont publiquement appelé à réagir et à repenser le modèle économique avant qu’il ne soit trop tard. "Nos sites perdent du trafic qui fait vivre le journalisme de qualité, parce que les lecteurs n’ont plus besoin de cliquer sur nos liens dans Google" résument ces éditeurs. Le flou entretenu par Google sur l’ampleur du phénomène entretient également le malaise.
Le discours officiel de Google qui se veut rassurant
Face à ces critiques, Google adopte une position défensive et met en avant des signaux positifs. Par la voix de l’un de ses porte-paroles, il souligne qu’une baisse de trafic peut avoir des causes multiples (saisonnalité, intérêts des utilisateurs, mises à jour algorithmiques, etc.) et qu’il est donc trompeur de prendre les réponses IA comme seules responsables.
Sundar Pichai, le CEO du groupe, va même plus loin en assurant que la recherche dopée à l’IA profite à tout l’écosystème web : "Les utilisateurs posent plus de questions qu’avant, y compris des requêtes plus complexes : ils sont plus satisfaits des résultats et reviennent chercher davantage".
Google affirme en outre sur son blog officiel que les AI Overviews ont entraîné +10% de requêtes supplémentaires sur les types de questions où elles s’affichent. Mais qui peut vraiment confirmer ces chiffres ?
Au premier trimestre 2025, la firme a quoi qu'il en soit revendiqué "l’un des lancements les plus réussis de la dernière décennie", avec 1,5 milliard d’utilisateurs mensuels des réponses AI dans 200 pays. En matière de clics vers les éditeurs, le discours de Google se veut également rassurant. La société affirme que lorsqu’un site est cité dans un aperçu IA, il reçoit plus de clics que s’il apparaissait uniquement dans la liste classique des résultats. Autrement dit, être l’une des sources mentionnées dans un AI Overview vaudrait mieux qu’un lien bleu ordinaire. "Nous restons focalisés sur l’envoi de trafic de valeur aux éditeurs et créateurs", promet Google, que nous ne sommes pas obligés de croire.
Il est important de préciser cependant que la firme de Mountain View refuse de chiffrer l’impact exact de ses réponses génératives sur le taux de clic (CTR) des résultats web. Interrogé à ce sujet, le moteur de recherche a éludé la question à plusieurs reprises.
Cette absence de transparence alimente le scepticisme des éditeurs, d’autant que les données indépendantes contredisent largement l’optimisme de Google. Pourtant, en avril 2025, face aux éditeurs inquiets, Google s’est contenté de répéter que "les éditeurs ont toujours le contrôle sur la façon dont leur contenu est accessible, et les nouvelles fonctionnalités de recherche génèrent de nouvelles opportunités" sans annoncer de mesures concrètes pour les rassurer.
Des réponses AI qui cannibalisent les clics et favorisent certaines sources
Plusieurs études et observations terrain convergent : l’affichage d’un aperçu IA en tête de Google réduit significativement le nombre de clics vers les sites externes. Ainsi, une étude menée par Ahrefs a mesuré une baisse de 34,5 % des clics vers la page classée n°1 lorsque la réponse AI est présente, comparé à la même requête sans cet aperçu. De son côté, l’agence Amsive a calculé une diminution globale d’environ 15,5 % des clics sur la page de résultats dès qu’un bloc AI Overview apparaît.
En février 2024, une analyse de Seer Interactive aboutissait à la même conclusion : "Si un AI Overview apparaît, il y a moins de clics sur les liens organiques et sponsorisés de la page". En clair, les réponses génératives cannibalisent une partie du trafic qui se répartissait auparavant entre les résultats classiques.
Le cas du Daily Mail, partagé publiquement, illustre l’ampleur du phénomène. D’après Carly Steven, lorsque Google affiche un résumé IA pour une requête donnée, le taux de clic vers le site chute de 56 % sur desktop et 48 % sur mobile en moyenne. Concrètement, ce média observe environ 13 clics pour 100 impressions lorsqu’il est classé n°1 sur Google sans réponse IA, mais moins de 5 clics quand un encart IA s’intercale au sommet. Même lorsqu’un lien du Daily Mail est repris comme source dans l’aperçu IA (meilleur scénario possible), le taux de clic reste inférieur de ~40 % à la normale.
Conséquence logique : les recherches sans aucun clic (zero-click searches) explosent. Des données Similarweb indiquent une "augmentation massive" du taux de requêtes où l’utilisateur ne clique sur aucun résultat. Ce phénomène du zero-click n’est pas totalement nouveau, mais il s’est fortement accentué avec l’IA. Les réponses génératives ont cette particularité qu'elles retiennent davantage l’internaute sur la page Google elle-même, aux dépens des visites vers le web ouvert.
Par ailleurs, les sources mises en avant par l’IA ne sont pas forcément celles des médias traditionnels ou des petits sites spécialisés, ce qui crée une iniquité. Si Google assure que son IA puise ses réponses dans un "vaste éventail de sources" et envoie du trafic à une diversité de sites, une étude de la société BrightEdge montre que la majorité des clics de référence via les AI Overviews bénéficient surtout à quelques grands acteurs ultra-dominants (typiquement Wikipedia, TripAdvisor…), mais beaucoup moins aux sites indépendants peu connus.
Les algorithmes de génération semblent en effet privilégier les contenus faisant consensus et issus de sites à forte autorité, reléguant les sources plus petites au second plan.
Plus préoccupant encore du point de vue de la neutralité de l’écosystème : Google se cite parfois lui-même dans ses réponses. La firme a confirmé qu’à l’occasion, les AI Overviews peuvent insérer des liens pointant vers d’autres résultats Google (par exemple Google Maps, Google Flights, ou une recherche complémentaire interne) lorsque ses systèmes estiment que c'est pertinent. En d’autres termes, l’IA de recherche peut garder l’utilisateur captif dans l’univers Google plutôt que de l’orienter vers un site externe, si Google estime pouvoir lui fournir l’information suivante directement.
Pour beaucoup d’éditeurs, cette pratique symbolise le conflit d’intérêt latent : Google est à la fois arbitre (il décide de la visibilité des sites) et concurrent direct pour capter l’attention en ligne.
Enfin, l’arrivée du mode conversationnel AI Mode, déjà disponible gratuitement pour tous les utilisateurs américains, pourrait accentuer ces tendances. Les éditeurs craignent donc une baisse supplémentaire du trafic sortant lorsque ce mode sera massivement utilisé : l’expérience s’apparente alors à un chatbot qui puise dans le web mais ne fait qu’une restitution orale/texte, où le lecteur n’a plus le réflexe (ni l’opportunité) de visiter les sources originales.
Stratégies de riposte des médias face à la chute du trafic web : vers l’audience directe et la fidélisation
Confrontés à une baisse du trafic web due aux mutations des algorithmes de Google et à l'essor de l'IA, les éditeurs repensent leurs stratégies pour réduire leur dépendance et retrouver un lien direct avec leur audience.
1. Optimisation des contenus pour l'IA et différenciation éditoriale
Si une première approche consiste à comprendre comment "plaire" à l'IA de Google (Answer Engine Optimization) en adaptant les contenus pour répondre précisément aux questions des internautes, cette stratégie ne garantit pas de clics et a ses limites. L'IA générative a en effet cette particularité d'être relativement imprévisible et de répondre rarement deux fois la même chose à la même question. Les sources citées peuvent donc être différentes même lorsque la question est identique. Une autre voie consiste donc à produire des contenus que l'IA ne peut pas facilement générer : enquêtes exclusives, analyses pointues, données propriétaires. Comme le souligne James Barber (Go Up), il faut miser sur du contenu original et à forte valeur ajoutée, que l'IA ne peut pas simplement recopier. Carly Steven (Mail Online) abonde en ce sens, suggérant de se concentrer sur les recherches liées à la marque et les formats que les chatbots ne maîtrisent pas (chroniques, reportages en direct). L'objectif est de renforcer l'identité éditoriale et la valeur ajoutée pour exister dans un paysage saturé de réponses génériques.
2. Développement des audiences directes et fidélisation
Plutôt que de compter sur le trafic fortuit de Google, les médias misent sur la fidélisation. Il faut inciter l'utilisateur à revenir de lui-même : accès direct au site ou à l'application, inscription aux newsletters, création de comptes. Charlotte Tobitt (Press Gazette) souligne la nécessité de faire grandir les audiences directes, celles qui connaissent la marque et viennent volontairement. Elle cite notamment l’exemple de Dotdash Meredith, qui a réduit sa dépendance à Google de 60% à un tiers de son trafic entre 2021 et 2025 grâce aux relations directes annonceurs-lecteurs et aux programmes de fidélité.
3. Diversification des canaux d'acquisition
Les médias explorent ou redécouvrent des moyens alternatifs pour atteindre leur public :
- Newsletters : Un regain d'intérêt pour les newsletters thématiques, mini-formations par email, ou envois pour des événements spécifiques, afin de créer un rendez-vous régulier en dehors des plateformes.
- Applications mobiles : Investissement dans les notifications push et les widgets d'actualité pour reprendre place sur l'écran d'accueil des utilisateurs.
- Canaux de messagerie privés : L'expérimentation de WhatsApp Channels par de grands médias internationaux (Le Monde, BBC News) permet une diffusion directe et une notification push aux abonnés, contournant ainsi Google.
- Réseaux sociaux et communautés : L'animation de communautés sur des plateformes comme Reddit, dont la visibilité sur Google est en hausse, permet aux éditeurs d'exister là où l'audience se trouve.
L'objectif global est de multiplier les points de contact hors du search pour ne plus dépendre d'une seule porte d'entrée.
4. Monétisation alternative et formats propriétaires
Pour compenser la perte de revenus publicitaires, les médias accélèrent la recherche de revenus directs :
- Abonnements numériques et paywalls : Renforcement des offres d'abonnement numérique, de paywalls partiels, ou de programmes premium, même pour des sites historiquement gratuits comme Mail Online ou The Sun.
- Événements et produits dérivés : Organisation d'événements en présentiel, vente de produits dérivés ou de services (formations, livres blancs). The Atlantic, par exemple, a lancé des podcasts et conférences payantes.
- Accords de licence de contenus avec l'IA : Des partenariats avec des géants comme Amazon (pour entraîner leur IA) ou OpenAI et Perplexity (pour compensation lorsque leurs contenus alimentent des réponses d'IA) sont explorés, témoignant de la volonté des éditeurs de trouver des palliatifs économiques.
Pour conclure
Les prochains mois, entre déploiement mondial de l’AI Mode, éventuelles régulations et innovations des éditeurs, seront décisifs pour l’avenir du trafic des sites d’information sur Internet. Les éditeurs, qu'ils soient anglophones ou non, observent une érosion tangible de leur audience et doivent s'adapter sans tarder. Google, pour sa part, affirme que son IA dynamise le secteur en stimulant les recherches, mais élude la question de la répartition de la valeur. Le "web ouvert" est à un point de rupture : si les tendances actuelles persistent, Google risque de devenir une destination finale pour les utilisateurs, les confinant dans son propre écosystème d'informations, plutôt qu'un simple accès aux contenus. Pour les médias en ligne, l'enjeu de leur survie se pose dès maintenant.
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